Promenade ethnolinguistique à Motalava

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Un conte de Motalava :
Le Bal des Morts Vivants

Diables

Il était une fois les gens de Motalava, qui vivaient en villages.

Dans un de ces villages, à l'ouest de l'île, une femme et un homme donnèrent naissance à un petit garçon.

En même temps, à l'est du côté d'Aplow, un homme et sa femme donnèrent, de leur côté, naissance à un autre garçon.

Au début, les deux garçons ne se connaissaient pas.

Mais un jour, le garçon de l'ouest se rendit avec sa mère à l'autre bout de l'île, vers Aplow, pour travailler aux champs.

Lorsqu'ils eurent terminé leur travail aux champs, ils firent la rencontre d'un petit garçon, celui-là même qui était né à Aplow en même temps que lui.

Alors la mère du garçon de l'est dit à celle du côté de l'ouest "Ce serait bien si nos deux garçons devenaient des amis, n'est-ce pas ?"

Elles se mirent d'accord, puis repartirent chacune avec son enfant.

 

 Au fil des années, nos deux garçons grandissaient en même temps, grandissaient tant et si bien, qu'ils finirent par devenir de jeunes hommes.

Un jour, l'un des deux garçons (c'était celui de l'ouest) dit à sa mère "Demain, si nous allions voir mon copain de l'est, là-bas, à Aplow ?"

Ils se rendirent là-bas, et les deux amis prirent rendez-vous pour la prochaine fois "Tel jour, nous pique-niquerons ensemble, sur la plage de Kpwôyê."

(vous savez, un lieu-dit sur la plage, au milieu de l'île, entre Aplow à l'est et la côte ouest). Ils se donnèrent donc rendez-vous là-bas pour y passer la journée.

Pour le jour du rendez-vous, ils avaient convenu que le garçon de l'ouest devrait venir avec une provision de poissons, tandis que le garçon d'Aplow, à l'est, devait apporter des légumes, de l'igname sauvage…

Celui-ci, le jour venu, devait attendre en préparant un feu, pendant que le garçon de l'ouest irait pêcher du poisson ; ensuite, tous les deux prendraient ensemble le repas, avant de rentrer chez eux.

Puis vint ce fameux moment, le jour où ils devaient manger ensemble.

Le garçon d'Aplow emporta ses légumes, et arriva le premier à Kpwôyê.

Une fois arrivé, il alluma un feu pour préparer leurs grillades.

Il grillait des ignames et des bananes ; et lorsque ce fut prêt, il se mit à attendre son ami.

Il l'attendit, l'attendit, l'attendit des heures, tandis que le soleil continuait sa course.

Lorsque midi arriva, son ami n'était toujours pas là.

Il l'attendit, l'attendit, l'attendit longtemps ; le soleil se penchait comme pour marquer trois heures, mais l'ami attendu ne venait toujours pas.

(En réalité, ce qui se passait, c'est que son ami de l'ouest, il venait de mourir. Il était mort.)

 

Il resta longtemps assis à l'attendre ainsi, jusqu'à cinq heures du soir environ, lorsqu'il le vit soudain apparaître du côté de la mer.

"Ah ! Le voici donc, mon ami !", pensa-t-il. "Il a sans doute cherché longtemps du poisson, mais il a dû avoir beaucoup de mal à en trouver, j'imagine."

Lorsque son ami arriva auprès de lui, la journée touchait à sa fin, et laissait déjà place à l'obscurité.

"Eh bien, mon ami !" s'écria-t-il, "te voilà enfin ! Moi, ça fait des heures que je suis assis ici, à t'attendre, sans résultat. J'avais fini par croire que tu ne viendrais jamais ! Heureusement, notre amitié est plus forte que tout, c'est pourquoi je t'ai attendu jusqu'à ton arrivée. Bon, qu'à cela ne tienne, le repas est déjà prêt : faisons griller tes poissons, mangeons-les, et puis après une bonne nuit de repos, demain matin nous rentrerons chacun de notre côté."

Alors ils se mirent à griller le poisson, et lorsque tout fut prêt pour le repas, le garçon de l'ouest se tourna vers son ami, et lui demanda : "Dis-moi, mon ami, tu ne me reconnais pas ?"

Son copain d'Aplow lui répondit aussitôt "Mais bien sûr que je t'ai reconnu ! Je vois bien que tu es mon ami, celui que j'ai depuis ma plus tendre enfance."

Dans son esprit, il n'avait pas encore compris que son ami était mort.

Ils restèrent assis quelque temps, puis il lui reposa la question : "Dis-moi, mon ami, tu ne me reconnais pas ?"

Il lui répétait cette question pour que son ami se rende compte de ce qui était arrivé.

Encore une fois, son ami répondit "Mais bien sûr que je t'ai reconnu !"

Il lui répéta sa question une troisième fois, en s'approchant du garçon d'Aplow, pour qu'il le voie mieux.

Soudain, celui-ci s'écria : "Ça y est, maintenant, je t'ai reconnu !"

 

Alors l'autre déclara " Si tu m'as reconnu, tu ne t'es pas trompé. Je suis mort. Mais tout va bien, n'aie pas peur. Finissons notre repas, et puis nous nous rendrons ensemble là-haut, dans la montagne, au milieu de la forêt.

Quand nous arriverons là-haut, nous tomberons sur une fête, une fête immense. C'est un bal, où l'on danse comme autrefois.

Mais tu verras, lorsque nous arriverons là-haut, leur chef s'écriera tout à coup : "Ça sent la chair fraîche ici ! Il se cache parmi nous un être humain, qui vient du monde des vivants !! Nous allons le dévorer !"

Alors, quand il donnera l'ordre à tout le monde "Faisons craquer les os de nos bras !", toi tu devras prendre quelques brindilles, et les tenir dans la main.

Alors que nous serons tous debout en cercle, il viendra nous inspecter les uns après les autres. Dès qu'il te dira "Vas-y, fais craquer les os de tes bras !" alors tu devras écraser tes brindilles et les briser en mille morceaux : il croira ainsi que tu te craques les bras.

En tout, il t'imposera trois épreuves. Pour la deuxième, il nous demandera tous de grincer des dents. Il passera en revue tous les fantômes de la fête, et chacun fera tour à tour la même chose. Quand ce sera ton tour, tu devras également grincer des dents, en les frottant les unes contre les autres.

Enfin, troisième épreuve, il s'exclamera tout d'un coup "Ne bougez plus ! Il y a là, parmi nous, un être humain, vivant ! Que chacun d'entre nous retire ses yeux de ses orbites, puis les y remette !" À ce moment-là, toi et moi nous prendrons des champignons matvêvê, tu sais, ces champignons qui brillent sur le tronc des arbres, et qui ressemblent à des yeux ?

Eh bien ces champignons, prends-en deux, un dans chaque main (tu en trouveras sur les souches d'arbres). Puis tu les remettras sur tes deux yeux, l'un ici, l'autre de l'autre côté. "

"Entendu", répondit son ami, "j'ai compris toutes tes instructions, tout ce que tu m'as expliqué je m'en souviendrai."

 

Il se munit alors de coquillages, de brindilles friables, et enfin de ces champignons matvêvê, puis ils se mirent en route.
 

Ils gravirent toute la côte jusqu'au sommet de la montagne, où ils entendirent soudain les échos d'une fête. C'était donc vrai ! La fête était immense ; et l'on y dansait à perdre haleine.

Lorsque nos deux compagnons arrivèrent à leur hauteur, ils entrèrent eux-mêmes dans la danse.

La danse tournait, tournait, tournait, lorsque soudain le chef des fantômes s'exclama : "Halte, ne bougeons plus ! Ça sent la chair fraîche ici, il faut à tout prix l'attraper et le dévorer. Car il y a un homme parmi nous, ici même, qui est encore vivant ! Nous allons le dévorer ! Mettons-nous tous en cercle."

Ils se mirent tous en cercle, y compris le jeune homme venu du monde des Vivants.

Alors il leur donna l'ordre de tous grincer des dents.

Il s'approcha de l'un des fantômes, et lui ordonna "Vas-y, grince des dents !" – et le fantôme de s'exécuter : KkKkKk…

Allez, au suivant ! – et lui "KkKkKk…"

Continuant ainsi à les passer en revue, il finit par arriver à hauteur de notre héros. Celui-ci s'empara de ses coquillages, un dans chaque main, et les frotta l'un contre l'autre, faisant le même bruit "KkKkKk…"

"OK c'est bon ! Je me suis trompé, il n'y a aucun être humain parmi nous. Allons, que la danse continue !"

La danse reprit, et se remit à tournoyer, tournoyer, tournoyer, lorsqu'il s'exclama soudain "Silence ! Ça sent la chair fraîche ici, il faut le dévorer sur-le-champ ! Il y a un homme parmi nous, ici même, qui est encore vivant ! Remettons-nous tous en cercle."

Quand tous furent disposés en cercle, il leur donna l'ordre de faire craquer les os de leurs bras.

Chaque fois qu'il approchait de quelqu'un, il lui brisait les bras en mille morceaux. Il fit la même chose à tous les fantômes autant qu'ils étaient, l'un après l'autre.

Lorsqu'il atteignit le jeune homme du monde des vivants, celui-ci prit ses brindilles et serra les mains très fort pour les faire craquer.

"C'est bon, s'écria-t-il, il n'est pas ici ! Que la danse continue !"

La fête reprit, une fête immense.

Après une longue, longue danse, il les interrompit une nouvelle fois, et dit (entre-temps les heures s'étaient écoulées, et déjà le jour approchait) – il dit "Nous allons tous retirer les yeux de nos orbites ! Tout le monde en cercle !"

Quand tout le monde se fut mis en cercle, il s'approcha du premier, et lui ordonna "Enlève tes yeux !" – et lui, de les retirer ; "Remets-les !" – il les remit en place.

Tous les fantômes, tous autant qu'ils étaient, firent la même chose les uns après les autres.

Quand il arriva à sa hauteur, il avait déjà placé ses champignons de chaque côté.

L'autre lui ordonna "Enlève tes yeux !" – et lui de les enlever, l'un après l'autre, en les gardant dans la main ; "Remets-les en place !" – et il les remit en place.

Quand il les eut remis en place, leur chef s'exclama "Bon, il n'est pas ici ! Que la danse continue !"

 

Or, celui des deux amis qui était mort, avait dit à l'autre "Lorsque le jour s'approchera, si tu me vois prendre soudain la fuite devant toi, tu dois me suivre."

Et comme la danse se poursuivait, on vit peu à peu la nuit faire la place au jour ; alors, celui qui était mort dit "Mon ami, dépêche-toi, suis-moi, c'est maintenant qu'il faut nous enfuir !" Et ils s'apprêtent à prendre la fuite.

 

Et tandis que la danse continue de tourner indéfiniment, les deux amis prennent leurs jambes à leur cou : celui qui est mort devant, celui qui est vivant derrière.

©  Sawako François 

À peine étaient-ils partis en courant, que le chef s'en aperçut : "Ça sent la chair fraîche qui file à toute vitesse en bas, vers la mer ! rattrapez-le !"

Toute la horde des fantômes se met à la poursuite du jeune homme !

Se voyant poursuivis, les deux amis redoublent d'effort dans leur course éperdue : ils dévalent la montagne, en escaladent une autre, redescendent, courent de toutes leurs forces, et tombent sur un autre fantôme qui se trouvait là : Fantôme Couilles-Géantes.

Le garçon dans sa course pose le pied sur sa bourse géante, le tirant de son sommeil dans un hurlement de douleur : "Aaaaaïe ! Qu'est-ce qui se passe ?!"

Mais le jeune homme a déjà filé.

Les autres arrivent en courant : "Tu n'aurais pas vu passer un vivant, qui filait par ici ?"

"Si, répondit-il, il dévale la montagne et se dirige vers la mer, là-bas !"

Ils se lancent tous à sa poursuite, mais voilà que le jour commence à se lever.

Et alors qu'il continue sa course folle, le jour vient couvrir toute la voûte céleste ; tant et si bien qu'il peut atteindre son village d'Aplow et sa maison, où il finit par s'évanouir.

Les siens accourent pour prendre soin de lui, en sorte qu'il finit par reprendre ses esprits. Tout le monde s'empresse alors de lui poser mille questions,

et il se met à leur raconter tout ce qui leur était arrivé.

Il leur raconte toute son histoire, et c'est fini.

 

L'histoire des deux amis se termine ainsi.