Romanmangan La Fée venue de l'Autre Monde
Version française
Voici une histoire de notre pays, venue des temps anciens.
Jadis, les habitants de nos villages avaient l'habitude de se réunir pour prendre les grandes décisions. Ils organisaient ainsi leurs activités quotidiennes, les hommes d'un côté, les femmes de l'autre.
Un jour que les femmes venaient de se réunir ainsi, elles annoncèrent aux hommes : “Voici notre programme {pour la préparation du grand four collectif}. Vous, les hommes, vous irez couper des feuilles de bananier et tailler des grosses feuilles de philodendron ; de notre côté, nous les femmes nous allons partir pour assembler des feuilles de bourao [Hibiscus tiliaceus]”.
Les hommes acquiescèrent à ce programme. Ils se répartirent alors en deux groupes : les hommes allèrent couper des feuilles de bananier et découper des grosses feuilles de philodendrons, tandis que les femmes se mettaient en chemin de leur côté.
Au moment de prendre la route, elles se mirent d'accord : “Le meilleur endroit pour trouver des feuilles de bourao, c'est tout là-bas”, dirent-elles en montrant la direction de l'est, assez loin de leur village. Les femmes se mettent donc en chemin.
Tandis que les hommes partent dans un sens, les femmes suivent leur propre direction. Chacune avait pris soin de prendre son petit panier tressé : lorsqu'elles furent certaines que personne ne l'avait oublié, elles partirent. Elles marchèrent longtemps, longtemps, en s'éloignant de leur village plus que d'ordinaire.
À un moment donné, alors qu'elles s'enfonçaient dans la forêt, l'une d'elles s'écria: “Voilà tout un bosquet de bouraos ! Nous n'avons qu'à nous asseoir ici pour constituer nos paquets de feuilles.”
Elles se mettent alors à l'ouvrage, chacune cueillant la quantité de feuilles dont elle aura besoin. Et puis quand elles avaient cueilli assez de feuilles, chacune d'entre elles {s'assit sur l'herbe, et} commença à les assembler les unes aux autres. Après avoir travaillé ainsi pendant des heures, elles se disent “Bon, parfait, cela devrait suffire comme ça.”
Comme elles avaient commencé en début d'après-midi, le soleil était maintenant sur le point de se coucher. Pourtant, une femme se lève, et dit à ses amies : “Attendez-moi là quelques instants ! Je vais voir là-haut, un peu plus loin en forêt ; je veux aller me trouver d'autres feuilles de bourao.”
“Eh, reviens”, répondent ses amies, “c'est l'heure de rentrer, il fait déjà nuit !” – “Mais si, mais si”, insiste-t-elle, “c'est juste l'affaire d'un instant !”
Elle se met alors en chemin, tandis que ses amies restent là à l'attendre.
Mais au bout de quelques pas dans la brousse, elle lève soudain les yeux et aperçoit un pommier sauvage [pommier canaque, Syzygium malaccense]. L'arbre était couvert de fruits en abondance, tous plus mûrs les uns que les autres ! Elle pensa “Qu'il est beau, ce pommier ! Et si je cueillais des pommes pour mon petit garçon ?”
Sans hésiter, et en cueille quatre. Mais au moment où elle redescend vers le chemin pour retrouver ses compagnes, c'est déjà le crépuscule : l'heure de tous les démons.
Quand elle rejoint ses amies, celles-ci lui lancent : “Non mais, qu'est-ce qui t'a pris de mettre autant de temps ?”
– “Mais c'est qu'en montant de ce côté, je suis tombée sur un pommier sauvage, couvert de pommes bien mûres ; du coup, j'en ai cueilli quatre pour mon fils.”
– “Pourquoi tu ne nous as pas appelées ?”, demandent-elles, “nous aussi on aurait bien aimé en cueillir pour nos enfants !”
– “Non, laissez tomber”, répond-elle, “il fait déjà nuit.”
Enfin, elles peuvent rentrer : elles lèvent le camp, et reprennent le chemin du village.
Mais plus elles avancent, plus la nuit progresse, et les ténèbres finissent par envahir le ciel.
*
De toutes parts, les petits enfants courent se réfugier auprès de leur mère, chacun court de son côté pour la retrouver. Parmi eux, se trouvait un petit garçon, un peu comme celui-ci derrière toi.
Comme il était venu se blottir contre sa maman, celle-ci lui dit : “Patience, patience ! Suis-moi, nous allons rentrer à la maison, et là je te donnerai des pommes, j'en ai cueilli quatre pour toi.”
Le garçon se réjouissait d'avance, à l'idée que sa mère lui avait cueilli des pommes.
Lorsqu'enfin les femmes furent arrivées au village, elles vinrent déposer les paquets de feuilles de bourao qu'elles avaient assemblées. Quant à elle, elle se mit à farfouiller au fond de son panier tressé, et finit par retrouver les quatre pommes bien mûres qu'elle avait cueillies.
Sans attendre, le petit garçon les lui arrache des mains ! Il les lui prend des mains, et se met à les dévorer, dans l'obscurité de la nuit.
Il demande alors à sa mère “Dis, maman, où les as-tu trouvées, ces pommes ?”
– “Oh, ça !”, fait-elle, “Je les ai trouvées du côté de l'endroit où nous étions installés pour assembler les feuilles de bourao, mais encore plus loin. Pas question que tu y ailles, il fait nuit noire !”
Mais il insiste : “Allez, dis-moi où ! J'ai envie d'y aller, je veux y aller tout de suite ! Les pommes que je viens de manger m'ont tellement plu, elles étaient trop délicieuses !”
– “Pas question”, répète sa mère, “il fait déjà nuit.”
– “Maman, je veux que tu m'indiques où se trouve ce pommier sauvage !”
– “J'ai dit non, il fait nuit.”
Mais le garçon insiste, insiste sans relâche, pour que sa mère lui indique le chemin du pommier. La mère finit par céder, et par lui indiquer le chemin : “Je t'ai répété cent fois de ne pas y aller, mais tu as choisi de me désobéir : eh bien tant pis, vas-y. Tu reprends le chemin vers l'est ; lorsque tu retrouveras l'endroit où nous avons passé la journée pour assembler nos feuilles, eh bien dirige-toi vers les hauteurs : tu y trouveras le pommier en question.”
Et le petit garçon de se mettre aussitôt en route. Le garçon quitte donc sa mère, et se met en chemin.
*
Après une longue, longue marche, il retrouve l'endroit : “Tiens ! Voici l'endroit où nos mamans ont assemblé les feuilles aujourd'hui.”
“Voyons”, réfléchit-il, “maman m'a indiqué que je devais passer par ici…”
Il suit donc le chemin des hauteurs, et soudain aperçoit le fameux pommier sauvage. Sans hésiter, il commence à l'escalader. Il l'escalade, et sans même prendre le temps de bien s'installer, il cueille une pomme et la croque.
Soudain, il entend au loin {un vrombissement sourd}, comme si l'on soufflait dans une conque.
“Qu'est-ce que c'est ?”, se demande-t-il ; il s'arrête un instant, et comprend : “Aïe aïe aïe, ce sont les démons, ils vont finir par me trouver !”
Mais le vrombissement se fait entendre de plus en plus fort !
Et alors que le garçon s'apprête à bondir au pied du pommier pour s'enfuir, il est surpris par Romanmangan, qui surgit tout d'un coup dans les airs. Ainsi découvert, le petit éclate en sanglots.
Le voyant ainsi pleurer, Romanmangan lui dit “Ne pleure pas. Tu verras bientôt venir mes compagnons ; en tout nous sommes dix. Tu verras, ils seront neuf. Allons, viens, arrête de pleurer, et tiens-toi tranquille ; cueille-toi quelques pommes que tu cacheras ; et puis, va vite te cacher à l'intérieur du pommier.”
En effet, cet arbre était creux à l'intérieur. Il s'empressa de cueillir des pommes, puis lorsqu'il eut fini, elle lui dit : “C'est bon, descends vite te cacher au creux de cet arbre, là-dessous !”
*
Le garçon ramassa tous ses fruits et bondit pour se cacher, au moment même où les compagnons de Romanmangan apparaissaient, les uns après les autres, dans les airs.
Le premier d'entre eux traversa ainsi le ciel en volant, et descendit se poser sur le pommier. “Mmmh !” s'exclama-t-il, “Ça sent la chair fraîche ici !”
Mais Romanmangan l'arrêta aussitôt : “Oui, moi je suis arrivée un peu avant toi, et au moment même où j'ai atterri sur ce pommier, je l'ai aperçu de dos, qui prenait la fuite, il y a un instant à peine ! J'ai bien sauté pour le rattraper, mais il est parti en courant !”
Mais déjà un deuxième démon arrive en battant des ailes. Traversant les airs, il vient se poser à son tour sur le pommier, et s'écrie “Mmh ! Ça sent la chair fraîche ici !”
Les deux autres l'arrêtent aussitôt : “Désolé, il vient de s'enfuir à l'instant !”
Et ainsi de suite avec les sept suivants, qui l'un après l'autre venaient se poser sur le pommier : on leur donnait chaque fois la même réponse.
Soudain, les démons se mirent à escalader les branches dans tous les sens : chacun allait se cueillir des pommes sauvages pour aussitôt les dévorer.
Mais tandis qu'ils allaient tous ainsi se régaler de fruits, Romanmangan, elle, restait plantée devant l'ouverture du pommier, sans bouger. Du coup ils lui demandaient : “Dis donc, nous on court dans tous les sens pour aller nous cueillir des pommes, et toi tu restes là sans bouger ! Pourquoi tu ne fais pas comme nous ? Qu'est-ce que tu fais donc à rester plantée là ?”
“Ne vous en faites pas pour moi”, répondait-elle, “moi j'en ai déjà cueilli des dizaines, je reste ici pour les manger.”
Mais ils reviennent à la charge : “Qu'est-ce que tu racontes ? Nous, tu nous vois batifoler de branche en branche sur ce pommier, et toi tu resterais assise sans bouger ? ! Allez, bouge de là, viens donc te chercher des pommes !”
“Non, non, moi je reste ici !”, insiste-t-elle, “des pommes, je m'en suis suffisamment cueilli comme ça. Continuez de batifoler si ça vous chante, moi je ne bouge pas.”
Ils continuent donc leur festin, jusqu'au moment où ils regardent vers l'est, et voient le ciel se teinter de rose-orangé. Un ciel rose-orangé : c'est le signe que le jour est près de se lever.
Alors leur chef prend la parole, le capitaine des démons, celui qui parmi eux avait le plus de pouvoir : “Eh les gars, jetez donc un coup d'œil vers l'est, comme le ciel est orangé ! Pardi, c'est que le jour va se lever !”
Et ce même chef de battre aussitôt des ailes, pour s'envoler et disparaître au beau milieu des airs. Juste après lui, un deuxième démon prend son essor et file dans le ciel. Après lui, un troisième, puis un quatrième, puis un cinquième, un sixième, un septième !
Au bout d'un moment, il n'en reste plus que trois sur le pommier. Romanmangan s'adresse alors aux deux autres : “Puisque vous êtes les deux derniers, je vais vous dire un secret. En fait, si je restais assise ici, c'était pour protéger un garçon, un petit garçon qui s'est caché là-dessous, à l'intérieur de cet arbre.”
“Qu'est-ce que tu racontes?!”, répondirent-ils stupéfaits. “Mais si, je vous le jure, il y a là-dedans un petit garçon !”
“Fais-nous voir ça”, répondent-ils, “on n'a qu'à l'appeler pour le faire venir.”
Romanmangan s'écarte alors de devant l'entrée de l'arbre, monte les rejoindre, et tous les trois se mettent à l'appeler : “Petit, sors de là et grimpe donc jusqu'à nous!”
Le garçon sort alors de l'intérieur du pommier, et monte les rejoindre.
Mais plus il s'approchait d'eux, plus il sentait la terreur s'emparer de lui. “Ne t'inquiète pas”, lui dirent-ils, “nous n'allons pas te manger. Mon compagnon et moi, nous allons repartir ; quant à Romanmangan, c'est elle qui t'a découvert en premier : tu peux la prendre pour épouse. Tous les deux, vous irez vivre dans ton pays.”
Les deux démons s'envolent, et repartent dans le ciel ; et le garçon, lui, prend la main de Romanmangan, et l'emmène avec lui. “Viens”, lui dit-il, “je t'emmène chez moi” : et Romanmangan le suit.
* *
Tous les deux se mettent donc en route, et marchent, marchent, marchent longtemps.
Or, de leur côté, son père et sa mère avaient fini par se dire que leur garçon avait dû périr durant la nuit, qu'il avait été dévoré par les démons, qu'il était probablement mort. Quelle ne fut donc pas leur surprise, au petit matin, lorsque, assis {sur leur natte devant l'entrée de la maison}, ils aperçurent soudain le nouveau couple qui approchait.
“Eh!”, firent les parents en les voyant ~ et le père de s'écrier : “Regarde là-bas ! C'est notre garçon qui arrive ! Mais ma parole, c'est qu'il nous revient avec une femme !”
Les deux amis s'approchent, arrivent jusqu'à la maison : “Maman !”, fait le garçon; “Quoi donc ?”, dit la mère ; “Je te présente ma femme. J'ai fait sa connaissance cette nuit même, sur le pommier sauvage ! Je l'ai amenée jusqu'ici pour en faire mon épouse.”
– “Tu es fou ?”, lui répond sa mère ; “mais c'est peut-être bien déjà la femme de quelqu'un, que tu nous ramènes là !”
– “Mais non, c'est ma femme à moi ! Je l'ai rencontrée cette nuit, à l'autre bout de l'île, et nous avons passé la nuit là-bas. Et puis je me suis dit que ce serait bien de vous l'amener, à toi et à papa, pour que vous fassiez sa connaissance.”
Les deux parents finissent par acquiescer : “Bon, d'accord. Installez-vous donc ici.”
Et en effet, tous les deux s'installent, démarrant ainsi une nouvelle vie, une vie à deux.
* * *
Ils vécurent ainsi longtemps, longtemps, très longtemps.
Un jour, Romanmangan tomba enceinte. Plusieurs mois plus tard, elle donna naissance à un petit garçon.
Pendant des années, ils élevèrent ce petit garçon, qui grandissait, grandissait, jusqu'à avoir l'âge de Henry, assis juste derrière toi.
Un jour, ils entendirent une nouvelle : la semaine suivante, le père du garçon ~ donc le mari de Romanmangan ~ devait se rendre dans une autre contrée, {pour y cultiver la terre}.
Après quelques jours, ils se dirent : “C'est demain qu'a lieu le départ.”
Le mari s'adressa alors à Romanmangan en ces termes : “Tous les trois, nous allons sortir, je vais vous emmener sur mes terres : je veux vous montrer quelles sont nos ressources de nourriture, car jusqu'à présent tu ne les as jamais vues. Je vais vous indiquer où trouver à manger ; en sorte que lorsque je partirai d'ici, vous pourrez vous rendre à notre plantation, cueillir des bananes, récolter des taros… Vous saurez tout ce qu'il faut savoir pour votre subsistance.”
Le mari les emmena donc avec lui jusque sur ses terres, afin de leur montrer leurs ressources et leur plantation ; puis ils redescendirent au village. “Lorsque je partirai”, ajouta-t-il, “toute cette nourriture sera pour vous. Chaque jour, servez-vous sans compter. Ne vous inquiétez pas pour moi : je vais simplement travailler dans une autre contrée. — D'accord”, répondent-ils.
Le lendemain matin, tous les trois mangent ensemble ; puis c'est le moment, pour le père, de prendre ses affaires et se mettre en chemin, tandis que Romanmangan et son bébé restent à la maison.
* *
Ils vécurent ainsi tous les deux.
Chaque jour, ils prélevaient l'une des ignames qui se trouvaient posées contre le mur de bambou, et ils la cuisinaient. C'est ainsi qu'ils mangeaient, sans vraiment s'inquiéter de ces ignames alignées le long du mur.
En réalité, ce qui se passait, c'est qu'à chaque fois qu'ils consommaient une igname, celle-ci réapparaissait aussitôt le long du mur, dans la même position ! Car Romanmangan était une fée aux pouvoirs surnaturels.
Par ailleurs, ils se rendaient à la plantation, cueillaient des bananes, récoltaient des taros : ils en rapportaient toutes sortes de nourritures.
Et c'est ainsi qu'ils vivaient, c'est ainsi qu'ils assuraient leur subsistance, jusqu'au retour du père.
Entendant que celui-ci allait revenir, ils se préparèrent un repas, en se disant “Papa va rentrer aujourd'hui !”.
Le matin même, ils se rendent au jardin, déterrent des ignames, récoltent des taros, en somme rapportent toute la nourriture nécessaire de leur jardin. “Nous allons cuisiner en attendant ton père”, dit-elle à son petit garçon, “car il arrive avant ce soir.”
Quand tous deux sont redescendus à la maison, la mère allume un feu et commence à râper les ignames. Après avoir râpé toutes ses ignames, elle casse les amandes, des dizaines d'amandes.
Elle demande à son fils : “Tiens, sors donc et tue-nous une poule.” Le petit garçon sort, court derrière une poule, l'attrape et l'égorge : leur grand plat de légumes sera donc agrémenté de poulet.
Au moment même où ils se lèvent pour laisser cuire le repas, ils se disent que le père devrait être arrivé désormais. Sans attendre, le petit garçon part en courant en direction de la plage, en se disant : “Papa doit être en train d'accoster maintenant !”
L'enfant s'amuse un bon moment sur la plage, jusqu'à ce qu'enfin il voie son père accoster et monter jusqu'à lui : “Viens, papa”, lui dit-il, “on rentre à la maison ! Maman a déjà fait la cuisine : nous avons préparé un énorme plat pour toi, car nous avions entendu la nouvelle que tu devais rentrer aujourd'hui.” — “Parfait !” dit le père.
Il prend la main du petit garçon, et tous les deux montent jusqu'au village.
Le temps qu'ils arrivent à destination, Romanmangan avait fini de nettoyer toute la maison, de balayer le sol, de faire place nette le long des murs de bambou…
Juste à côté de leur maison se dressait un immense banian, juste au-dessus de chez eux. Alors qu'elle balayait les feuilles mortes devant chez elle, elle entendit son petit garçon l'appeler: “Maman, maman ! Viens voir, papa est de retour ! Papa est arrivé !”
Elle laisse tomber son balai, et pénètre dans la maison : “C'est parfait”, se dit-elle, “le repas est cuit”. Elle s'affaire auprès du four de pierres, en sort le mets qu'elle venait de cuire, et dit “Un instant ! Je vais découper le plat, nous allons manger tous les trois.”
Romanmangan découpe le plat, le sert dans trois assiettes, une pour chacun d'entre eux. Puis tous les trois s'installent sur leurs nattes, pour manger.
*
Mais tout au cours du dîner, le mari de Romanmangan ne cessait de regarder, du coin de l'œil, du côté du mur de bambou. Déjà il se posait mille et mille questions : “Ma parole, pendant tout le temps où j'étais à l'étranger, j'ai l'impression que Romanmangan et mon fils n'ont même pas touché à toute la nourriture que je leur avais montrée !”
Et en effet, depuis son départ, les ignames n'avaient pas bougé, les taros n'avaient pas bougé, tous les aliments étaient restés tels quels, à la maison.
À la fin du dîner, il ne put s'empêcher de poser la question à Romanmangan : “Romanmangan !” Celle-ci se retourna : “Oui ?”
Il lui posa sa question : “Dis-moi, lorsque j'étais absent, est-ce bien ici que vous mangiez ?”– “Bien sûr”, lui répondit Romanmangan, “Lorsque tu nous as quittés, nous avons consommé précisément les vivres que tu nous avais toi-même indiquées avant de partir.”
– “Vraiment ?”, dit-il, “Pourtant toute cette nourriture est exactement dans la même position que si vous n'y aviez pas touché ! J'exige que nous allions immédiatement vérifier dans notre plantation.”
Romanmangan prend son fils par la main, et ils se mettent en route. Lorsqu'ils arrivent là-haut, le père observe la plantation : vraiment, ils avaient probablement mangé durant son absence, mais tout portait à croire qu'ils n'avaient pas touché à ce jardin-là.
(La vérité, c'est que Romanmangan était une fée aux pouvoirs surnaturels.)
Il se tourne alors vers elle : “Mais regarde donc ! Quand je suis parti, j'ai pris soin de vous montrer toutes nos ressources pour que vous sachiez quoi manger, et pourtant vous n'y avez pas touché ! Et c'est pareil en bas, chez nous : tout ce que je vous ai montré, vous n'y avez même pas touché !”
Et la colère s'empare de lui. “Alors, où donc trouviez-vous à manger tous les jours, puisque vous n'avez même pas touché à la nourriture que je vous avais indiquée ? Ne serait-ce pas, par hasard, un autre homme qui serait venu tous les jours pour vous donner à manger?!”
Dans sa fureur, il se met à frapper violemment Romanmangan. Et après l'avoir ainsi battue, il s'en va en courant.
Romanmangan se retrouve là, avec son fils, à pleurer toutes les larmes de son corps. Elle pleurait, pleurait, pleurait, tout en disant à son fils “Ne pleure pas, mon petit, toi et moi nous allons rentrer à la maison, et terminer notre repas.”
Tous les deux rentrent chez eux, et prennent ensemble le repas… jusqu'au moment où Romanmangan a soudain une idée.
Elle se tourne vers son fils, et lui dit : “Va donc me chercher du feu.” Le petit garçon répond : “Quoi ? Mais maman, qu'est-ce que tu veux donc faire avec du feu ? Notre repas est déjà cuit !” – Mais elle insiste : “Allez, va m'en chercher ! Je veux que tu ailles me chercher du feu.”
L'enfant finit par s'exécuter, allume une torche de feuilles, et l'apporte à sa mère. Elle continue : “Je veux que tu ailles balayer les feuilles mortes en dessous du banian, là-bas ; balaye-les bien en un même tas.”
Le garçon prend son petit balai, et s'attelle à la tâche. Il balaye, balaye, balaye bien partout ; et lorsqu'il a fini de bien balayer et de ramener les feuilles de banian en un seul tas, il entend sa mère Romanmangan lui dire : “Je vais te causer bien de la tristesse, mon petit. Car vois-tu, tout à l'heure, ton père m'a battue. Toi et moi, il nous a fait beaucoup de mal ; eh bien j'ai décidé de quitter ce monde, aujourd'hui même.”
En entendant ces mots, le petit garçon ne peut s'empêcher d'éclater en sanglots.
“Ne pleure pas”, lui dit-elle ~ mais au moment même où elle cherche à le consoler, elle lui demande : “Donne-moi ce feu, maintenant.”
Son fils se lève, lui apporte la torche ; elle met le feu aux feuilles mortes, et à peine une épaisse fumée a-t-elle commencé à monter de ces feuilles, que Romanmangan, d'un seul bond, saute au cœur des flammes.
En un instant, la fumée l'avait emportée là-haut, tout là-haut.
L'enfant éclate à nouveau en pleurs : “Maman ! Mamaaaan !” Mais rien n'y fait.
Il saisit un bâton, s'empresse de fouiller entre les feuilles mortes ~ mais rien n'y fait. Il a beau frapper les flammes avec son bâton, pour tenter de retrouver des traces de sa mère, rien n'y fait : sa mère est déjà montée au ciel.
* *
Le petit garçon pleurait à chaudes larmes, pleurait, pleurait, pleurait sans s'arrêter… jusqu'au moment où il vit arriver une vieille femme.
En effet, une vieille femme l'avait aperçu, et était venue lui demander : “Pourquoi pleures-tu, petit ?”
Celui-ci répondit : “Je pleure ma maman. Elle a mis le feu à ce tas de feuilles mortes, et puis elle a sauté dedans, elle a sauté dans les flammes ! J'ai bien essayé de fouiller les cendres, mais je n'ai rien trouvé.”
– “Ah bon ? Mais où se trouve ton papa ?”, demanda-t-elle. “Je n'en sais rien, moi, où se trouve mon papa…”
Elle regarda au loin, et dit : “Ah, il est là-bas ton papa, il prend un verre de kava dans la grand'salle des hommes !”
Quelqu'un fut envoyé pour prévenir le père : “Viens vite ! Ton fils est ici, en train de pleurer tout seul ! Sa maman a sauté dans le feu, elle a disparu dans l'autre monde !”
Le père accourt vers son fils, et pleure avec lui.
Soudain, la vieille femme leur demande : “Aimeriez-vous la revoir ? Est-ce que vous voudriez revoir votre mère, comme ça, tout de suite ?” – “Mais bien sûr !” fit le père, “nous voudrions tant la revoir, et le plus vite possible !”
“Pas de problème”, répondit la vieille.
La vieille femme s'assoit par terre et les fait asseoir à leur tour, avant de leur donner ses instructions : “D'abord, je veux que vous alliez couper des feuilles de cocotier, afin que je fabrique une nacelle. Ensuite vous irez sur la plage pour couper des lianes de pandanus, et me les apporter. Enfin, vous remonterez en brousse, et chercherez du bourao. Vous n'aurez qu'à tailler l'écorce de tous les bouraos qui se trouvent là-bas, il y en a plein.”
Le père écoute bien la vieille femme, et aussitôt part pour exécuter toutes ses instructions.
Lorsqu'ils lui eurent bien réuni ce qu'elle avait demandé, la vieille femme commença à tresser les écorces de bourao. Elle continua ainsi à tresser longtemps, longtemps, très longtemps ~ tant et si bien qu'elle finit par obtenir une corde très longue, immensément longue.
“Parfait !” s'exclama-t-elle, “Tout est prêt.”
“Maintenant, je vais tenir cette corde par une extrémité, pendant que vous, vous allez grimper dans la nacelle que voici ; comme ça, tout à l'heure, lorsque vous arriverez là-haut, je le ressentirai tout de suite. Et de même, lorsque vous serez prêts à redescendre et grimperez dans la nacelle, je saurai parfaitement que vous serez deux personnes, suivies, en troisième, par votre maman.”
Lorsqu'elle leur eut ainsi fourni toutes ses instructions, le père acquiesça.
Tout en restant assise, la vieille femme tenait un bout de la corde, et leur dit : “Bon, maintenant allez-y, entrez dans la nacelle ; dès que je vous laisserai partir, vous monterez immédiatement jusqu'au ciel.”
Et en effet, aussitôt installés dans la nacelle, ils commencèrent leur ascension. Ils montaient, montaient, montaient, montaient indéfiniment, jusqu'à disparaître totalement au beau milieu des cieux.
* *
Au bout de leur voyage, ils finirent par atteindre l'autre monde.
La première chose qu'ils virent, ce fut une immense ronde en l'honneur de Romanmangan. Oui, les démons étaient tous là, et se livraient à une danse infernale autour d'elle : après une si longue absence, ils étaient si heureux de la revoir enfin revenue parmi eux !
Ils tournaient, tournaient, tournaient, et puis dans la foule un démon cria le nom de Romanmangan. Ils se remirent à tourner à nouveau, à danser sans s'arrêter, puis à nouveau un démon cria “Romanmangan !” Ils étaient si heureux de la revoir après une si longue absence !
Et le jeu continuait : ici et là, quelqu'un criait le nom de Romanmangan, celle-ci répondait “Je suis là!”, et l'autre de renchérir “Hourra !” Et la ronde recommençait, et l'on dansait sans s'arrêter.
Pendant ce temps, le père et l'enfant étaient restés debout à observer la scène. Il dit à son fils : “Tiens, tu vas tenter de t'approcher de la file des danseurs qui évolue autour de ta maman. Et la prochaine fois que quelqu'un lancera le cri ‘Romanmangan !’, de ton côté tu te dresseras, et tu l'appelleras ‘Maman !’.”
Le petit garçon courut se glisser dans la longue file des démons qui dansaient. La ronde se poursuivait de plus belle ; et dès que quelqu'un eut crié le nom de Romanmangan, le petit garçon lança “Maman !”
Mais elle ne l'entendait pas. Une deuxième tentative, puis une troisième. La danse continuait à tournoyer sans arrêt, quand à nouveau on cria le nom de “Romanmangan !”
Le petit garçon ajouta “Maman !”, et cette fois-ci le cri arriva jusqu'à ses oreilles : “Ça par exemple !” se dit-elle, “serait-ce mon fils qui m'appelle ainsi ?”.
Et la ronde infernale reprit, une quatrième fois. Au milieu de cette danse, un des amis de Romanmangan invoqua à nouveau son nom “Romanmangan !”, après quoi l'enfant lança son “Maman !” ; mais Romanmangan répondit par dessus son épaule “Désolé, mais le seul enfant que j'aie se trouve dans l'autre monde…”
Le petit garçon s'adressa de nouveau à elle : “Mais enfin, maman, c'est moi !” ~ mais rien n'y faisait : Romanmangan ne l'entendait pas. Et de nouveau la danse recommença à tournoyer indéfiniment.
Quelqu'un cria “Romanmangan !”, celle-ci répondit à son nom, et l'enfant en profita à nouveau pour crier “Maman !” ; la seule réponse de Romanmangan fut “Le seul enfant que j'aie se trouve dans l'autre monde…”.
Le petit garçon insista : “Mais enfin, maman, c'est moi !”
Lorsqu'à nouveau elle regarda derrière elle, elle put apercevoir enfin son fils.
Elle courut vers lui, le serra fort dans ses bras, le couvrit de baisers, et lui demanda “Ça alors ! Mais avec qui es-tu venu jusqu'ici ?” – “Lève la tête et regarde de ce côté”, dit l'enfant ; “c'est papa qui est là-bas. Lui et moi, nous sommes venus ici pour te ramener chez nous.”
Tous deux accoururent en direction du père, et elle leur dit : “Ainsi, vous êtes venus ici pour me ramener chez vous ? Pourtant, regardez là-bas, les gens d'ici sont en train de célébrer une grande fête dansante en mon honneur, parce qu'après tant d'années d'absence, je suis enfin revenue. Ils sont si heureux de me voir enfin décédée !”
“Peu importe”, répondirent-ils, “nous nous sommes venus ici pour te ramener, pour que tous les trois nous puissions retourner dans l'autre monde !”
Romanmangan finit par céder “Bon, d'accord, d'accord.”
Mais alors qu'ils discutaient ainsi, et s'apprêtaient enfin à redescendre, elle s'adressa à son mari: “Toi, attends-nous ici un instant; je conduis notre fils là-bas, pour qu'il fasse la connaissance de ma maman !”
Romanmangan prit donc son enfant par la main, et le conduisit jusqu'à la hutte de sa propre mère. Là, elle fit les présentations : “Maman, regarde qui je t'ai amené : tu vois cet enfant, eh bien lui et son père, ils sont venus jusqu'ici depuis l'autre monde ! Ils sont venus me chercher.”
“C'est bien”, dit la grand'mère. Elle prit son petit-fils dans ses bras, le couvrit de baisers, et enfin les laissa partir : “Allez, vous pouvez y aller maintenant.”
Mais au moment où ils allaient franchir le pas de sa porte, la grand'mère interpella Romanmangan : “Attendez une seconde, tous les deux ! — Qu'est-ce qu'il y a, maman ?”
“Cherchez donc dans ce coin”, dit-elle, “vous y trouverez un grand panier d'amandes. Elles sont pour vous, prenez-les. Comme ça, au cours de votre voyage, vous pourrez en manger autant que vous voudrez.”
Romanmangan avance sa main dans le coin, trouve en effet un panier rempli d'amandes, et le saisit.
Et puis tous les deux reprennent leur route. Ils quittent la grand'mère, et vont rejoindre le père. Finalement, ils retrouvent l'issue par laquelle le père et son fils étaient arrivés. “Parfait”, s'exclament-ils, “maintenant c'est le moment de redescendre.”
*
Le père est le premier à s'installer dans la nacelle. Juste après lui, c'est l'enfant qui s'y installe.
Or, la vieille femme en bas avait été formelle : “Quand je sentirai un troisième poids, je saurai parfaitement qu'il s'agit de votre maman.”
Et en effet, le père et son fils étaient tous deux descendus dans la nacelle, il ne restait plus là-haut que Romanmangan. Pourtant, celle-ci ne descendit pas immédiatement : elle voulut d'abord placer dans la nacelle le gros panier d'amandes.
Mais à l'autre bout de la corde, la vieille femme se disait déjà : “Parfait, cela fait trois, le compte est bon.” Aussitôt la vieille se mit à donner des coups secs sur la corde pour la faire descendre.
Du coup, seuls le père et le fils purent redescendre, tandis que Romanmangan restait coincée dans l'autre monde. Elle n'était pas avec eux lors de leur voyage de retour !
Déjà la vieille entendait cris et sanglots : “Je leur avais pourtant dit”, s'étonna-t-elle, “que dès que je sentirai un troisième poids dans la nacelle, je saurai qu'il s'agit de leur mère. Alors, pourquoi ces pleurs qui viennent jusqu'à moi ? Je suis persuadée qu'ils sont bel et bien trois, je ne comprends pas la raison de ces pleurs !”
Elle attendait, sans trop comprendre. Au bout d'un certain temps, les sanglots se firent plus proches : c'était les deux hommes qui terminaient leur descente depuis l'autre monde.
Dès qu'ils arrivèrent, la vieille femme leur demanda : “Alors ?” – “Aïe aïe aïe”, fit le père, “quel malheur ! Le troisième poids que tu as senti, ce n'était qu'un gros panier d'amandes, regarde !”
– “Oh !” répondit-elle, “mes pauvres amis, je suis désolée ! Maintenant c'est trop tard, plus jamais vous ne pourrez la revoir. Plus jamais ! C'est fini.”
C'est fini.
* * *
Et c'est ainsi que se termine cette histoire d'autrefois.