Promenade ethnolinguistique à Motalava

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La langue mwotlap

 

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Dans le texte de notre chanson, certains mots peuvent être découpés en deux ou trois parties, car ils sont composés d'un radical et de préfixes ou suffixes. Par exemple, dans le titre même, lēvēthiyle ‘sur la plage’ est en fait lē-vēthiyle /sur+plage/; nahek ‘mon nom’ peut en fait s'analyser comme na-he-k /le+nom+mien/. Nous allons voir un peu plus en détails ces éléments (préfixes, suffixes) qui permettent de composer des mots.

Les suffixes de possession et les marques personnelles

En fait, le mwotlap n'a qu'un seul type de suffixe : la marque personnelle de possession. Par exemple, he est le radical du mot "nom", et -k signifie "mon" dans na-he-k "mon nom". Pour se présenter, il suffit d'ajouter son propre nom à ce premier mot, car le mwotlap n'a pas de verbe "être" : Na-he-k Yugo. "mon nom (c'est) Yugo". Pour dire "ton (nom)", le suffixe est un peu spécial, puisqu'il faut remplacer -k par "zéro", c'est-à-dire rien du tout : Comment t'appelles-tu ? se dit Na-he iyē ? "ton nom (c'est) qui ?". D'ailleurs, on a un exemple de ce "suffixe zéro (-Ø)" signifiant "ton" au v.4 : le-pye "sur ta poitrine", cf. le-pye-k "sur ma poitrine".
Pour les autres personnes, on retrouve des suffixes, mais simplement c'est la voyelle du radical qui s'ouvre d'un degré : i donnera un ē, ē un e, e un a, etc. Par ex. le-pya-n ("sur sa poitrine"), Na-ha-n iyē? ("son nom [à lui ou elle] c'est qui ?", pour une personne) ; na-ha-y ("leur nom") ; na-ha-mi ("vos noms"), etc.

C'est d'ailleurs l'occasion de mentionner une particularité intéressante des langues mélanésiennes, à savoir le développement incroyable des distinctions entre marques personnelles. Que ce soit sous la forme des suffixes possessifs que nous venons de voir (-k "mon", [zéro] "ton", -n "son", -y "leur"...) ou sous la forme des pronoms personnels indépendants que nous allons voir, le mwotlap distingue pas moins de 15 personnes grammaticales ! Car s'il n'y a aucune marque de genre en mwotlap (il/elle), en revanche on opère soigneusement deux distinctions qui n'existent pas en français :

  • distinction obligatoire de quatre nombres pour les humains non seulement singulier/ pluriel, mais aussi duel (pour 2 personnes) et triel (pour 3 p.).
    Ex. duel na-ha-yō "leurs noms (2 p.)" ; triel na-ha-ytēl "leurs noms (3 p.)" ; plur na-ha-y "leurs noms (> 3 personnes)". Cette distinction est obligatoire à toutes les personnes ; ex. sing na-he "ton nom" ; duel na-ha-mōyō "vos noms (à vous 2)" ; triel na-ha-mētēl "vos noms (à vous 3)" ; plur. na-ha-mi "vos noms (>3 p.)". Au passage, on y trouve les racines des chiffres "deux" et tēl "trois".
  • distinction obligatoire entre deux types de nous dits "Nous inclusif" (= moi + d'autres, y compris toi) / "Nous exclusif" (moi + d'autres, mais pas toi). Ainsi, un Motalavien aura deux façons de dire "notre île", selon la personne à qui il s'adresse : s'il parle à quelqu'un de Motalava, il utilisera un Nous inclusif na-pnō no-ngēn (l'île de nous + toi) ; inversement, ce sera un Nous exclusif si l'interlocuteur ne fait pas partie du groupe en question. Ainsi, le jour où vous atteindrez Motalava, on vous demandera na-pnō no-nmem, itōk ?, "notre île (à nous autres), elle te plaît ?"

Bien sûr, ces deux distinctions majeures du mwotlap peuvent se combiner entre elles, et l'on aura un suffixe -mamyō 1exc+duel, autrement dit "à lui + moi", -mamtēl 1exc+triel, "à eux deux + moi", etc., à distinguer de -ndō 1incl+duel, autrement dit "à toi + moi", etc. Le plus simple est de récapituler les quinze suffixes possessifs sous la forme d'un tableau :

Tableau 2Les 15 suffixes possessifs du mwotlap

 

singulier

duel

triel

pluriel

  1 inc

 

-dō

-ntēl

-ngēn

  1 exc

-k

-mamyō

-mamtēl

-mem

  2

-mōyō

-mētēl

-mi

  3

-n

-yō

-ytēl

-y

C'est vrai, cette prolifération de formes peut effrayer au premier abord : comment font-ils donc pour s'y retrouver ? À vrai dire, eux-mêmes pourraient nous retourner la question, en disant : comment faites-vous pour vous y retrouver en français, où une phrase comme "nous partons demain" peut aussi bien renvoyer à /moi+toi/, /moi+eux deux/, /moi+ toi+lui/, /moi+vous trois/, /moi+tout le monde sauf toi/, etc. !? Si le mwotlap impose un petit effort intellectuel supplémentaire (si peu…), en revanche il a l'avantage d'éviter bien des ambiguïtés dans le discours quotidien ; somme toute, il est au moins aussi "économique" que le français. D'autre part, bien entendu, tout est une question d'habitude : en fait, chaque cas correspond psychologiquement à une situation stéréotypée. Ainsi, de même que le locuteur du français ne fait pas de longs calculs pour décider à chaque fois s'il doit dire "je" ou "nous", de même la combinaison Nous inclusif +Duel, malgré les étiquettes compliquées que nous leur attribuons, correspond toujours, en pratique, à toi-&-moi. Ainsi, une forme en vient automatiquement à l'esprit du locuteur dès qu'il se trouve en tête-à-tête, et qu'il envisage de partager qqch avec son interlocuteur : cf. le Dō van ? ("toi et moi, on y va ?") de notre première page ; et il n'est pas surprenant de le retrouver dans une chanson d'amour, v.6 dō ak babah... "nous (deux) terminons notre histoire d'amour". Inversement, si je rentre d'une journée de pêche avec deux de mes frères, je m'apprête déjà inconsciemment à utiliser des formes du type kamtēl "nous 3 (sans toi)" et -mamtēl "à nous 3", lorsque je raconterai cette journée à mes amis – pendant ce temps, les formes en attendent tranquillement leur tour dans la conversation, que j'aie terminé de raconter ma journée.

Bien qu'il ne s'agisse pas de suffixes mais de pronoms indépendants, on peut présenter, dans la foulée, la liste des pronoms personnels du mwotlap, qui obéissent aux mêmes principes d'organisation :

Tableau 3 Les 15 pronoms personnels du mwotlap

 

singulier

duel

triel

pluriel

  1 inc

 

dō(yō)

ēntēl

gēn

  1 exc

no(k)

kamyō

kamtēl

kemem

  2

nēk

kōmyō

kēmtēl

kimi

  3

kōyō

kēytēl

kēy

Ces pronoms apparaissent aussi bien en sujet qu'en objet ; sachant que le mwotlap est une langue strictement SVO (sujet-verbe-objet, dans cet ordre), on peut donc les rencontrer aussi bien avant le verbe, en sujet [cf. nēk aux v.9, 10, 11] qu'après, en position d'objet [nēk au v.5] ; enfin, ils figurent aussi après certaines prépositions, comme hiy nēk "pour toi, à toi" au v.8.

À la première personne ("moi"), on a généralement no – comme sujet sauf au présent, et comme objet aux v.2, 3 ; après préposition hiy no "(penser) à moi". Mais c'est nok qu'on doit dire comme sujet au présent (v.5) : c'est un cas rare d'une langue où le pronom sujet change selon le temps du verbe.


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Possession directe et possessions indirectes

Pour rester dans le domaine très riche de la possession, il faut saisir l'occasion de présenter un des traits les plus intéressants des langues mélanésiennes : la distinction grammaticale entre plusieurs types d'appartenance. En fait, la tournure que nous venons de présenter pour traduire "mon", "ton"… ne concerne pas tous les noms, loin de là. Les mots comme na-he "nom" ou na-pye "poitrine", auxquels on peut directement ajouter des suffixes de possession (-k, etc.), font partie d'un ensemble d'environ 125 noms dans cette langue, que l'on appelle noms à possession inaliénable. Il s'agit à chaque fois de choses qui n'existent que par rapport à leur possesseur, qui n'ont pas d'existence en dehors de la personne ou de l'objet auxquels ils appartiennent : par ex. un "nom" est toujours porté par qqn ou qqch, une "poitrine" n'est jamais qu'une partie d'un corps. Justement, les noms inaliénables désignent généralement des parties du corps (tête, main, ventre), des parties d'objets (le dedans, le dessus, le tronc, les feuilles), des relations de parenté (père, frère, enfant, oncle) ou d'autres noms qui n'existent que par leur relation à autre chose (l'ombre, le nom, le compagnon…). En réalité, tous ces noms n'ont pas seulement la possibilité d'indiquer directement leur possesseur, mais l'obligation de le faire : en mwotlap, on ne peut pas dire "une main" ou "le père", car le complément est obligatoire pour ces noms – ex. na-mnē-k "ma main", ēthē-n "son frère", ēgnō-n Lōlō "l'épouse de Lolo".

Face à ces noms "inaliénables", c'est-à-dire en relation privilégiée avec un seul possesseur, se trouve la masse de tous les autres noms, qui peuvent être conçus indépendamment de leur propriétaire : on peut parler d'une pirogue (ni-siok), d'un gâteau (nē-lēt) ou du monde (na-myam) sans se référer nécessairement à leur possesseur – ce sont des noms à possession aliénable. Que se passe-t-il si l'on veut dire "ma pirogue" ou "mon gâteau" ? On doit alors utiliser un mot spécial, une sorte d'adjectif possessif qui remplacera nos suffixes possessifs que nous venons de voir. Par exemple, "ma pirogue" ne se dira pas *ni-sioka-k, mais de façon indirecte ni-siok mino, avec l'adjectif possessif mino.

En réalité, et pour corser la chose, le mwotlap n'utilise pas un adjectif possessif, mais quatre ! Car le mwotlap indique toujours de quel type de possession il s'agit : si je traduis "mon gâteau" par nē-lēt mino, on comprendra "le gâteau que je vends, ou que je suis en train de préparer" ; car si je veux dire "c'est mon gâteau (c'est moi qui vais le manger)", il faut employer un possessif spécial, celui de la nourriture : nē-lēt nakis. Il y a aussi un possessif spécial pour les boissons et les objets transportés ; de cette façon, le mwotlap distingue soigneusement nē-bē mino "mon eau (que j'utilise pour la lessive, ou que je possède dans un puits)", nē-bē neme-k "mon eau (à boire)", ou encore nē-bē namu-k "mon eau (celle que je transporte, et qui sera bue ou utilisée par quelqu'un d'autre)".

Encore une fois, on voit donc que le mwotlap introduit des distinctions sémantiques subtiles, là où nos langues européennes restent assez grossières : c'est ce que nous avions vu avec les 15 pronoms personnels de la langue. Cependant, on aurait tort d'en tirer une conclusion hâtive, que ce soit dans le sens de l'infériorité de ces langues par rapport aux nôtres – ces langues seraient incapables d'abstraction, comme on pouvait le dire au XIXème s. – ou de leur supériorité – le mwotlap serait plus subtil que le français, car plus "authentique" ou "proche de la nature" (??) comme le voudrait une récente idéologie new age, issue du mythe du Bon Sauvage.

La réalité, dans un sens, est beaucoup plus simple : le mwotlap est plus détaillé que le français dans certains domaines (la possession, les personnes), mais moins dans d'autres (pas de distinction masculin/ féminin, pas de vouvoiement, faible distinction singulier/ pluriel). C'est la linguistique moderne qui nous a appris à nous débarrasser de nos arrière-pensées pour observer les langues, sans chercher à tout prix à émettre un jugement de valeur ; on découvre alors que toutes les langues du monde fonctionnent globalement de façon similaire aux quatre coins de la planète (partout il y a des structures de possessions, partout il y a des marques personnelles, ou des marques temporelles sur les verbes…), comme les cultures d'ailleurs (partout il y a des relations de pouvoir, des unions de type mariage, ou encore des formes de littérature orale). Et l'on admirera tantôt la saisissante similitude qui existe entre tous ces faits humains "universels", tantôt l'incroyable diversité des manifestations que prennent ces faits universels, dans le détail infini de leurs formes.

Les préfixes : les prépositions

Notre chanson est également ponctuée de divers préfixes, principalement sur les noms. On remarquera, au passage, que leur voyelle se colore le plus souvent – mais pas toujours, les règles sont complexes – en fonction de la voyelle suivante. Il s'agit d'abord des prépositions bE- "pour" (v.11 : ba-tatag "pour suivre") et lE- "dans, sur (lieu / temps)", ex. lē-vēthiyle "sur le sable / sur la plage", le-myēpyep "dans l'après-midi", le-pye "sur ta poitrine", le-pnō nōnōm "dans ton île / village". On peut même avoir deux préfixes successifs, comme (na-tm̄an) te-le-pnō nōnōm "(un homme) de [dans] ton île".

Les préfixes :
l'article, et l'expression du nombre

Un autre préfixe nominal que vous aurez déjà remarqué tant il est omniprésent, c'est l'article nA- : nous l'avons vu sur na-he-k, sur na-tm̄an, sur na-pnō "île / village", et il apparaît même avec les emprunts étrangers, comme na-hankesip < angl. handkerchief. Cependant, il ne faut pas se contenter de parler d'article au sens français du terme, car ceci ne nous apprend rien sur son fonctionnement ni son sens : il ne correspond exactement ni à notre indéfini un, ni à notre défini le, ni au pluriel des ou les… en fait, il correspond à tous ces articles à la fois !

En ce qui concerne le nombre, il faut distinguer entre les humains et les non-humains : pour les humains, on exprimera le singulier avec cet article – na-m̄alm̄al "la fille" – mais les autres nombres doivent obligatoirement s'en passer – duel yo-ge m̄alm̄al "(les) deux filles", triel tēl-ge m̄alm̄al "(les) trois filles", plur. ige m̄alm̄al "(les) filles". Or, de façon très intéressante, toutes ces distinctions sont impossibles pour les objets et les animaux : eux seront invariablement préfixés par nA-, sans aucune précision de nombre. Par conséquent, nō-mōmō peut très bien renvoyer à un, deux, trois poissons, tous les poissons de la mer, ou simplement "du poisson" (dans l'assiette) : pour tout ce qui n'est pas humain, on ne fait aucune différence entre un individu unique et une masse confuse, le mwotlap renvoie à l'idée de poisson sans en isoler les individus. Bien entendu, comme dans toutes les langues, il y aura toujours moyen de tourner la phrase pour faire comprendre que l'on parle d'un poisson (nō-mōmō vitwag), de deux poissons (nō-mōmō vōyō) ou de toute une guirlande de poissons (na-tbay ne mōmō) : mais ces tournures sont facultatives, contrairement à l'indication du nombre en français, où il faut toujours préciser si l'on parle d'un X ou de plusieurs.

Par conséquent, une expression comme ige mōmō "les poissons" est impossible en mwotlap, sauf dans quelques contes où les poissons ressemblent justement à des hommes ; mais dans ce cas-là, le pluriel est aussi insolite en mwotlap qu'une expression française comme Messieurs les poissons. Aucune chance, en tout cas, de trouver un pluriel au mot "maison" n-ēm̄, car aucun conte ne personnifie les habitations au point de dire *ige ēm̄, "Mesdames les maisons" ; car c'est toujours la même forme n-ēm̄ qui désignera tantôt une maison, les maisons, etc. Cette distinction entre humains (dont on isole des individus, sg./ duel/ triel/ pl.) et non-humains (qui ne distinguent pas singulier et pluriel) est absolue en mwotlap.
Nous allons bientôt pouvoir commencer à faire des phrases. Mais avant cela, faisons donc un tour... du côté des verbes.