Un linguiste à Vanikoro

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Le souvenir du naufrage de 1788

Septembre 2005


Journal de Bord,
Journal des Membres de l'Association Lapérouse Albi – France
 

Lapérouse, quelque part


par Alexandre FRANCOIS

 

Monsieur de Lapérouse est un paradoxe. Bien sûr, la raison me dit qu'il y a bien dû y avoir un temps où ce natif d'Albi a véritablement existé, homme de chair et d'os, solide gaillard ou galant gentilhomme, capitaine acariâtre ou courtisan délicat… Il a bien dû vivre ici, là, dans cette bâtisse, puis ce collège, puis cette autre demeure, puis ce navire, et puis cette frégate, la dernière. Cette rencontre avec le Roi de France, Louis le seizième du nom, il faut se dire qu'elle a bien eu lieu – on l'a peinte, on l'a dépeinte, on en parle encore aujourd'hui. Et tous ces objets qui furent rapportés de ses voyages au long cours, ces objets patiemment recueillis, transmis au fil du temps : je les vois, ils sont réels, je pourrais les toucher si je ne craignais de les réduire en poussière…

Et pourtant. J'aurai beau me raisonner, pour moi Lapérouse n'existe pas. Ou plutôt, l'idée qu'il s'agisse d'un être réel, comme vous et moi, mortel parmi les mortels, ne cesse de me paraître étrange. Jean François Galaup de Lapérouse, aujourd'hui si évanescent, ne survit que dans nos rêveries, dans les mille vestiges qu'il a laissés, et qui ne nous permettent de le rejoindre qu'en pensée. Portraits, lettres, journal de bord, monuments, musées, et ces mille trésors remontés du corail – canons et munitions, sextants et sabliers, pièces de monnaie, porcelaine de Chine… Ce Lapérouse-là est immortel, son souvenir enjambe les siècles. Oui mais c'est un être fantasmé, mystérieux, onirique.

Pour le linguiste que je suis, Lapérouse survit par son nom. Un nom lu des centaines de fois, un nom écrit, entendu, répété, un nom incantatoire. Un nom qui résonne parmi les passionnés, à Paris, Albi ou Nouméa. Et surtout, surtout, un nom qui s'entrechoque encore entre les montagnes d'une île perdue du Pacifique. Plus de deux siècles ont passé, et les anciens de Vanikoro se souviennent toujours de ce "Lapéroussi" qui vint les accoster une nuit de tempête. Se souviennent de lui ? de son allure, de son visage, de sa force ou de ses paroles ? Rien de tout cela. On se souvient de son nom. Un nom bien sûr retravaillé, remodelé par les générations, mais c'est bien de lui, oui, c'est bien de lui qu'on parle encore sous ces toits aux feuilles de sagoutier, derrière ces fines parois en bambou. C'est de Lapérouse qu'on se souvient, lui et ses deux navires, lui et ses compagnons d'infortune. Dans la tradition orale il apparaît comme un capitaine démuni, inquiet, égaré au milieu des siens, et puis soudain juché sur un promontoire à scruter l'horizon à l'aide d'un objet mystérieux. Une autre légende nous dépeint Lapérouse envoyant désespérément des signaux de fumée. Ou Lapérouse enterrant un précieux écrin avant que de regagner la mer en barque de fortune. Ou même, on me le jure, Lapérouse réussissant à regagner la France et finissant ses jours auprès de son épouse.

Je ne cherche pas à croire tous ces récits. Peut-être même Lapérouse n'a-t-il jamais atteint Vanikoro, et c'est Dillon puis Dumont d'Urville, puis leurs successeurs jusqu'à nous-mêmes, qui à force de questions sur "Lapérouse" avons fini par inscrire ce nom dans les mémoires locales. Les souvenirs authentiques portent plutôt sur le naufrage, sur ces étranges Blancs arrivés dans leurs immenses pirogues, sur leur inquiétante installation, et puis leur départ. Leur capitaine, s'il était là, n'aura sans doute pas eu le loisir de se présenter officiellement aux chefs mélanésiens.

Ce qui me plaît, c'est qu'aux deux antipodes, ici et là-bas, les descendants des uns comme des autres rivalisent d'imagination autour de ce mystérieux personnage. Dans les croyances mélanésiennes – dans les nôtres aussi – un homme n'est pas tout à fait mort tant qu'il n'a pas été enterré. Il est simplement "porté disparu". Il erre ici-bas tel les esprits des ancêtres, et rappelle parfois aux vivants sa présence. Pour moi, c'est sûr, Lapérouse est un esprit. Il est encore là, parmi nous, quelque part.