Un linguiste à Vanikoro

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Le souvenir du naufrage de 1788

Chronique “Yu savé Lapérus?” (“Connaissez-vous Lapérouse” en langue pidgin), parue dans le quotidien Libération en mai 2005, pendant la durée de l'expédition.

 
 
 

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Yu Savé Lapérus?*
«Que sont devenus les marins rescapés?»
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Par Alexandre FRANCOIS
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samedi 23 avril 2005 (Liberation - 06:00)
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Deux cent dix-sept ans après la disparition de La Pérouse, une expédition conduite par la Marine nationale et l'association néo-calédonienne Salomon part sur les traces du navigateur. Chaque samedi, le linguiste Alexandre François raconte cette aventure.

* «Connaissez-vous La Pérouse ?» en langage pidgin.
 

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Troisième jour de traversée sur le navire Jacques-Cartier. Pour les 123 personnes embarquées à bord ­ plongeurs, scientifiques, matelots de la Marine... ­, l'impatience grandit à mesure que nous approchons des îles Salomon.

Parti de Nouméa, le navire n'en finit plus de longer l'archipel du Vanuatu, ce long chapelet d'îles qui nous montre le chemin jusqu'à l'île promise : Vanikoro, terre d'accueil pour les Mélanésiens et les Polynésiens qui la peuplent, terre d'écueils pour le malheureux La Pérouse et ses compagnons. Après trois longues années d'un périple odysséen aux cent recoins du Pacifique ­ du cap Horn à Hawaii, de l'Alaska au Japon, du Kamtchatka à la Nouvelle-Calédonie ­, la dernière expédition française du siècle des Lumières s'est brisée sur les funestes récifs coralliens de cette petite île. Deux cent dix-sept ans plus tard, une nouvelle expédition emprunte le sillage de l'Astrolabe et de la Boussole, avec le rêve de répondre aux questions restées en suspens.

Depuis ce jour de 1826 où l'Irlandais Dillon a retrouvé les traces de La Pérouse, bien des navigateurs sont retournés sur les lieux du naufrage. Les six dernières expéditions, entre 1981 et 2003, ont fouillé les sites où sombrèrent les deux frégates ; de nombreux objets, ainsi qu'un squelette, ont été sortis de l'eau. Cette fois-ci, c'est à terre que nous espérons en apprendre le plus. Tous les témoignages anciens, recueillis par Dillon et Dumont d'Urville, le confirment : l'un des deux navires, plus chanceux que l'autre, a pu résister suffisamment à la tempête pour permettre à son équipage de gagner la côte. Il y a donc eu des survivants sur l'île. Combien ? Nul ne le sait vraiment. En 1999, l'équipe archéologique de l'IRD a identifié le lieu présumé du «camp des naufragés», puis a poursuivi les fouilles en 2000 et 2003, non sans laisser certaines questions sans réponse. Aujourd'hui, cette même équipe va concentrer ses recherches en d'autres points cités dans la tradition : ainsi, l'ancien village d'Ambi recèle peut-être encore monnaies, outils, voire ossements de cette époque.

Ethnolinguiste au CNRS, je souhaite, avec cette équipe, mettre à profit ma connaissance des langues océaniennes pour approfondir les contacts avec un acteur majeur de cette aventure : la population locale. Jusqu'à présent, les contacts avec les étrangers s'étaient toujours déroulés par le truchement soit d'une langue voisine, soit du pidgin mélanésien, mais jamais les populations n'avaient été amenées à raconter l'histoire de La Pérouse dans leur propre langue. La tâche qui m'incombe consistera d'abord à apprendre assez bien les langues locales pour me permettre de décrypter les souvenirs qu'encore aujourd'hui on se transmet, de génération en génération, au sujet de ces étranges visiteurs venus jadis hanter les rivages de l'île. Décrypter, c'est non seulement traduire, mais aussi analyser d'un oeil critique : comment expliquer les contradictions entre les différentes versions ? Quels furent les villages visités par les Français ? En deux siècles, les villages ont pu changer de nom ou d'emplacement, les populations ont pu migrer, se redéployer autrement le long des côtes... Mes recherches linguistiques se dérouleront en étroite collaboration avec les archéologues et les géologues. Seul ce travail pluridisciplinaire pourra nous aider à résoudre la question centrale : que sont devenus les marins rescapés ?



Alexandre FRANCOIS
pour l'association Salomon