roisième
jour de traversée sur le navire Jacques-Cartier. Pour les 123 personnes
embarquées à bord plongeurs, scientifiques, matelots de la Marine...
, l'impatience grandit à mesure que nous approchons des îles Salomon.
Parti de Nouméa, le navire n'en finit plus de longer l'archipel du Vanuatu,
ce long chapelet d'îles qui nous montre le chemin jusqu'à l'île promise
: Vanikoro, terre d'accueil pour les Mélanésiens et les Polynésiens qui
la peuplent, terre d'écueils pour le malheureux La Pérouse et ses
compagnons. Après trois longues années d'un périple odysséen aux cent
recoins du Pacifique du cap Horn à Hawaii, de l'Alaska au Japon, du
Kamtchatka à la Nouvelle-Calédonie , la dernière expédition française
du siècle des Lumières s'est brisée sur les funestes récifs coralliens
de cette petite île. Deux cent dix-sept ans plus tard, une nouvelle
expédition emprunte le sillage de l'Astrolabe et de la Boussole, avec
le rêve de répondre aux questions restées en suspens.
Depuis ce
jour de 1826 où l'Irlandais Dillon a retrouvé les traces de La Pérouse,
bien des navigateurs sont retournés sur les lieux du naufrage. Les six
dernières expéditions, entre 1981 et 2003, ont fouillé les sites où
sombrèrent les deux frégates ; de nombreux objets, ainsi qu'un
squelette, ont été sortis de l'eau. Cette fois-ci, c'est à terre que
nous espérons en apprendre le plus. Tous les témoignages anciens,
recueillis par Dillon et Dumont d'Urville, le confirment : l'un des
deux navires, plus chanceux que l'autre, a pu résister suffisamment à
la tempête pour permettre à son équipage de gagner la côte. Il y a donc
eu des survivants sur l'île. Combien ? Nul ne le sait vraiment. En
1999, l'équipe archéologique de l'IRD a identifié le lieu présumé du
«camp des naufragés», puis a poursuivi les fouilles en 2000 et 2003,
non sans laisser certaines questions sans réponse. Aujourd'hui, cette
même équipe va concentrer ses recherches en d'autres points cités dans
la tradition : ainsi, l'ancien village d'Ambi recèle peut-être encore
monnaies, outils, voire ossements de cette époque.
Ethnolinguiste
au CNRS, je souhaite, avec cette équipe, mettre à profit ma
connaissance des langues océaniennes pour approfondir les contacts avec
un acteur majeur de cette aventure : la population locale. Jusqu'à
présent, les contacts avec les étrangers s'étaient toujours déroulés
par le truchement soit d'une langue voisine, soit du pidgin mélanésien,
mais jamais les populations n'avaient été amenées à raconter l'histoire
de La Pérouse dans leur propre langue. La tâche qui m'incombe
consistera d'abord à apprendre assez bien les langues locales pour me
permettre de décrypter les souvenirs qu'encore aujourd'hui on se
transmet, de génération en génération, au sujet de ces étranges
visiteurs venus jadis hanter les rivages de l'île. Décrypter, c'est non
seulement traduire, mais aussi analyser d'un oeil critique : comment
expliquer les contradictions entre les différentes versions ? Quels
furent les villages visités par les Français ? En deux siècles, les
villages ont pu changer de nom ou d'emplacement, les populations ont pu
migrer, se redéployer autrement le long des côtes... Mes recherches
linguistiques se dérouleront en étroite collaboration avec les
archéologues et les géologues. Seul ce travail pluridisciplinaire
pourra nous aider à résoudre la question centrale : que sont devenus
les marins rescapés ?
Alexandre FRANCOIS
pour l'association Salomon