Un linguiste à Vanikoro

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Le souvenir du naufrage de 1788

Chronique “Yu savé Lapérus?” (“Connaissez-vous Lapérouse” en langue pidgin), parue dans le quotidien Libération en mai 2005, pendant la durée de l'expédition.

 
 
 

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Yu savé Lapérus?*
Deux peuples, quatre langues
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Par Alexandre FRANCOIS
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samedi 14 mai 2005 (Liberation - 06:00)
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Deux cent dix-sept ans après la disparition de La Pérouse, une expédition, conduite par la Marine et l'association néo-calédonienne Salomon, est partie sur les traces du navigateur. Le linguiste Alexandre François raconte cette aventure.

* «Connaissez-vous La Pérouse ?» en langage pidgin.

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pour qui visite Vanikoro, la première image qui frappe est celle de deux populations physiquement différentes, qui se côtoient sans se mélanger. Face à l'ethnie mélanésienne, majoritaire, vivent des colons polynésiens en liens étroits avec l'île de Tikopia au sud-est. A la suite des migrations venues de Samoa vers le XVIe siècle, ils poursuivent depuis lors leur implantation à Vanikoro. Ils ne savent sans doute pas que ces Mélanésiens, qui leur ressemblent si peu du fait d'anciens métissages avec les Papous voisins, sont en fait leurs lointains cousins, descendant comme eux des Austronésiens qui peuplèrent les îles du Pacifique.

En planifiant mes travaux, j'ai gardé pour la fin le tikopien, parler polynésien assez classique et déjà connu, et décidé d'étudier en priorité les trois langues mélanésiennes, qui restent peu décrites malgré leur originalité et leur intérêt pour comprendre l'histoire de la région. Il y a urgence, ces langues sont menacées d'extinction. A côté du teanu et de ses 500 locuteurs, les deux autres langues ancestrales de Vanikoro, le lovono et le tanema, ne sont plus parlées aujourd'hui que par cinq et quatre individus, d'ailleurs très âgés et disséminés sur l'île.

Après un apprentissage rapide du teanu, je passe quelques jours avec ces derniers locuteurs pour recueillir des informations sur ces langues en sursis. Malgré le temps qui file, je réussis à concevoir une première idée de leur structure. Même si je suis habitué au morcellement linguistique de la Mélanésie, je suis stupéfait par l'incroyable différenciation entre ces trois langues qui, malgré une grammaire identique, n'ont quasiment aucun vocabulaire en commun. Voilà la preuve de l'ancienneté de la présence mélanésienne ici : il faut des siècles pour que se développent des langues aussi distinctes les unes des autres et assez similaires pour qu'il faille reconstituer une relation de voisinage ancestrale.

Pourtant, les derniers jours de ma mission me réservent une surprise. Enquêtant sur les Tikopiens et leur tradition orale, j'interroge Kaspa, vieux dignitaire respecté, sur les souvenirs gardés du naufrage de La Pérouse. Alors que les versions mélanésiennes parlent de rescapés construisant une embarcation avant de repartir en mer ­ voire de regagner la France ! ­, Kaspa déclare que ses ancêtres tikopiens auraient invité ces mêmes rescapés dans leur village, avant de les égorger et de les enterrer dans l'île, on ne sait où. Je reste perplexe : aucun récit de ce genre n'a été recueilli par Dillon, pourtant venu avec les Tikopiens en 1828. Pourquoi se vanter d'un tel crime ? Le mystère se dissipe lorsqu'il me livre l'ensemble de son récit, celui du peuplement de Vanikoro par les Tikopiens. Contre toute évidence historique, il déclare que ses ancêtres furent les premiers habitants de l'île, qu'ils l'ont peuplée avant les Mélanésiens. Eliminer ces derniers de l'épisode La Pérouse et placer les Tikopiens au centre de l'histoire lui permettent d'étayer une hypothétique présence ancienne dans l'île. Le but ? Gagner le bras de fer foncier et juridique qui les oppose aux Mélanésiens, pour être reconnus propriétaires légitimes de Vanikoro. Machiavélisme d'une histoire que l'on réécrit pour satisfaire ses visées politiques. En somme, parti à la recherche de La Pérouse, j'ai fini par rencontrer le Pacifique et sa complexité...



Alexandre FRANCOIS
pour l'association Salomon