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qui visite Vanikoro, la première image qui frappe est celle de deux
populations physiquement différentes, qui se côtoient sans se mélanger.
Face à l'ethnie mélanésienne, majoritaire, vivent des colons
polynésiens en liens étroits avec l'île de Tikopia au sud-est. A la
suite des migrations venues de Samoa vers le XVIe siècle, ils
poursuivent depuis lors leur implantation à Vanikoro. Ils ne savent
sans doute pas que ces Mélanésiens, qui leur ressemblent si peu du fait
d'anciens métissages avec les Papous voisins, sont en fait leurs
lointains cousins, descendant comme eux des Austronésiens qui
peuplèrent les îles du Pacifique.
En planifiant mes travaux, j'ai
gardé pour la fin le tikopien, parler polynésien assez classique et
déjà connu, et décidé d'étudier en priorité les trois langues
mélanésiennes, qui restent peu décrites malgré leur originalité et leur
intérêt pour comprendre l'histoire de la région. Il y a urgence, ces
langues sont menacées d'extinction. A côté du teanu et de ses 500
locuteurs, les deux autres langues ancestrales de Vanikoro, le lovono
et le tanema, ne sont plus parlées aujourd'hui que par cinq et quatre
individus, d'ailleurs très âgés et disséminés sur l'île.
Après un
apprentissage rapide du teanu, je passe quelques jours avec ces
derniers locuteurs pour recueillir des informations sur ces langues en
sursis. Malgré le temps qui file, je réussis à concevoir une première
idée de leur structure. Même si je suis habitué au morcellement
linguistique de la Mélanésie, je suis stupéfait par l'incroyable
différenciation entre ces trois langues qui, malgré une grammaire
identique, n'ont quasiment aucun vocabulaire en commun. Voilà la preuve
de l'ancienneté de la présence mélanésienne ici : il faut des siècles
pour que se développent des langues aussi distinctes les unes des
autres et assez similaires pour qu'il faille reconstituer une relation
de voisinage ancestrale.
Pourtant, les derniers jours de ma
mission me réservent une surprise. Enquêtant sur les Tikopiens et leur
tradition orale, j'interroge Kaspa, vieux dignitaire respecté, sur les
souvenirs gardés du naufrage de La Pérouse. Alors que les versions
mélanésiennes parlent de rescapés construisant une embarcation avant de
repartir en mer voire de regagner la France ! , Kaspa déclare que
ses ancêtres tikopiens auraient invité ces mêmes rescapés dans leur
village, avant de les égorger et de les enterrer dans l'île, on ne sait
où. Je reste perplexe : aucun récit de ce genre n'a été recueilli par
Dillon, pourtant venu avec les Tikopiens en 1828. Pourquoi se vanter
d'un tel crime ? Le mystère se dissipe lorsqu'il me livre l'ensemble de
son récit, celui du peuplement de Vanikoro par les Tikopiens. Contre
toute évidence historique, il déclare que ses ancêtres furent les
premiers habitants de l'île, qu'ils l'ont peuplée avant les
Mélanésiens. Eliminer ces derniers de l'épisode La Pérouse et placer
les Tikopiens au centre de l'histoire lui permettent d'étayer une
hypothétique présence ancienne dans l'île. Le but ? Gagner le bras de
fer foncier et juridique qui les oppose aux Mélanésiens, pour être
reconnus propriétaires légitimes de Vanikoro. Machiavélisme d'une
histoire que l'on réécrit pour satisfaire ses visées politiques. En
somme, parti à la recherche de La Pérouse, j'ai fini par rencontrer le
Pacifique et sa complexité...
Alexandre FRANCOIS
pour l'association Salomon