Un linguiste à Vanikoro

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Le souvenir du naufrage de 1788
 
 
 


 
L'île hantée par La Pérouse
Deux siècles après la disparition de l'expédition La Pérouse, une nouvelle mission archéologique débute à Vanikoro, une île de l'archipel des Salomon où se perdent les traces des marins de «l'Astrolabe» et de «la Boussole». De gros moyens pour percer ce qui demeure la grande énigme de l'histoire des explorations.

Par Jean-Dominique MERCHET
vendredi 15 avril 2005



sur l'île mélanésienne de Vanikoro, une plante comestible porte le nom de «cassoulet». Selon toute évidence, des Français sont passés par là ! Mais la toute première fois, par une nuit de tempête en 1788, ce n'était pas vraiment de leur plein gré. Ingouvernables, les deux frégates de l'expédition La Pérouse vinrent se fracasser sur les hauts fonds de cette île inconnue des mers du Sud. Des marins survécurent au naufrage, mais leur sort exact ne fut jamais établi. Cette année, du 18 avril au 15 mai, d'autres Français retournent à Vanikoro. Une grande expédition scientifique sur les traces de La Pérouse.

«Moins d'une dizaine d'hommes de l'un des navires et l'équipage pratiquement au complet du second échappèrent à la mer, soit au total plus d'une centaine de personnes», assure l'amiral François Bellec, ancien directeur du musée la Marine et l'un des meilleurs spécialistes du naufrage de la Boussole et de l'Astrolabe. Le mystère La Pérouse reste l'une des grandes énigmes de l'histoire des explorations. Peu avant d'être guillotiné, on raconte que le roi Louis XVI ­ passionné de géographie et promoteur de l'expédition ­ demandait «si l'on avait des nouvelles de monsieur de La Pérouse ?».

Le renfort du «Jacques-Cartier»

On en a aujourd'hui un peu plus qu'à l'époque. La connaissance a surtout progressé depuis 1999, grâce à une association basée en Nouvelle-Calédonie, Salomon, qui a entrepris des recherches d'abord pour son compte, puis avec le soutien des autorités scientifiques (CNRS, IRD, DRASSM, musée de Nouméa, musée d'Albi, etc.). L'expédition «Vanikoro 2005», la plus importante menée jusqu'à maintenant, est vraisemblablement la dernière. Vu l'importance des moyens engagés, s'il reste quelque chose à trouver, ce sera cette fois-ci. La marine nationale prête un bateau, le Jacques-Cartier. A bord, près de cent vingt personnes s'apprêtent à faire route vers cette île rarement visitée de l'archipel des Salomon : des marins, des archéologues, des plongeurs et, plus étonnant, un jeune ethnolinguiste du CNRS.

Un millier de personnes, quatre langues

Hergé y avait pensé dans son album le Trésor de Rackham le Rouge. Sur une île déserte des Caraïbes, la mémoire du chevalier François de Hadoque s'était conservée dans le langage... des perroquets, qui répétaient depuis des générations une phrase entendue alors : «Que le grand cric me croque !» Qu'en est-il à Vanikoro, où les habitants ­ cette fois-ci bien humains ­ pourraient avoir conservé la mémoire orale de la présence des Blancs ? Le problème, c'est que, en dehors de l'île, personne ne parle la langue de Vanikoro. «Ou plutôt les quatre langues de Vanikoro», corrige le linguiste Alexandre François. L'île a un diamètre de quelque dix kilomètres et on y recense cinq villages pour à peine un millier d'habitants. «Cette partie du monde se caractérise par un extrême éclatement linguistique», précise le chercheur, qui s'est spécialisé dans les idiomes du Vanuatu du Nord, la région la plus proche de Vanikoro. Les habitants de l'île parlent une langue polynésienne, le tikopia et trois langues mélanésiennes, le teanu, le lovomo et la tanema. D'après les enquêtes les plus récentes, les deux dernières, «moribondes», ne seraient plus parlées que par deux locuteurs chacune. Pour communiquer entre eux ou avec les étrangers, les habitants de Vanikoro utilisent une cinquième langue à base d'anglais, un pidgin.

«En un mois sur place, je devrais apprendre assez de tikopia et de teanu pour enquêter sur les traditions orales concernant le souvenir de La Pérouse et retrouver les traces de mots français comme "cassoulet"», assure Alexandre François, qui parle déjà dix-sept langues mélanésiennes. Sa démarche ­ véritable archéologie linguistique ­ a des chances d'aboutir à des résultats concrets. «L'année dernière, au Vanuatu, j'ai rencontré par hasard un jeune homme de Vanikoro, raconte le chercheur. Il m'a assuré que, sur son île, des gens pourraient encore me raconter l'histoire des Blancs. Lui-même, descendant d'une lignée de grands chefs, en avait entendu parler par son père et son grand-père.»

Anthropophagie ?

Alexandre François n'est toutefois pas dupe des récits qu'il pourrait collecter sur place. Selon les premiers témoignages fragmentaires recueillis lors d'expéditions précédentes, «les versions divergent d'un village à l'autre. La même histoire a sans doute été déformée par le prisme des intérêts locaux de chaque village». Or, les relations entre habitants ne sont pas au beau fixe. L'île est peuplée à la fois de Mélanésiens (proches des Papous ou des Canaques) et de Polynésiens (comme à Tahiti). Ces derniers sont arrivés à Vanikoro il y a mille ans et entretiennent toujours des relations difficiles avec les premiers habitants... «Certains récits évoquent des scènes de meurtres et d'anthropophagie, alors que d'autres les nient», avance l'ethnolinguiste. «En clair, les Polynésiens accusent leurs voisins mélanésiens d'avoir tué et mangé les Blancs !» Une véritable enquête policière pointe sous la recherche historique.

«En tout cas, les marins français ne sont jamais repartis, assure l'amiral Bellec. Or, à l'époque, les charpentiers de marine étaient capables de fabriquer une chaloupe en quelques jours. Cela n'avait rien d'inhabituel.» Personne ne devait avoir envie de rester sur une île qui n'a rien de paradisiaque. «J'y suis allé une fois, avec le bateau que je commandais, raconte l'officier de marine, qui embarque à nouveau pour Vanikoro. L'ambiance est oppressante. Il n'y a pas de plage, le lagon est opaque, le ciel bas et la météo exécrable. Je me souviens que mon équipage avait hâte de repartir. Et moi aussi.» Au XVIIIe siècle, des fièvres féroces ravageaient la santé des Européens et les «naturels» ne semblaient guère accueillants.

Les historiens disposent de onze récits, souvent fragmentaires, sur le sort des marins de l'Astrolabe et de la Boussole. Dès 1791, une expédition de secours commandée par l'amiral d'Entrecasteaux est dépêchée par la France à la recherche de La Pérouse. Sans succès. Les premiers témoignages de la présence de Français à Vanikoro remontent à 1827, lorsque Peter Dillon, un marin irlandais, navigue dans le Pacifique Sud. Sur une île voisine, il achète une poignée d'épée en argent frappée de la fleur de lys. Les habitants lui racontent que des Blancs seraient toujours en vie, à trois jours de pirogue. A cause du mauvais temps, Dillon ne peut s'y rendre, mais il finit par prévenir Dumont d'Urville, qu'il croise en Tasmanie. Le Français met aussitôt le cap sur Vanikoro.

«Le camp des Français»

Lorsqu'il y arrive, en 1828, le marin retrouve les traces de l'expédition La Pérouse. Mais trente ans ont passé depuis le naufrage : il n'y a ni survivant, ni descendant. Le Français fait construire une stèle de corail à la mémoire des disparus. Depuis 1999, on sait avec certitude que les marins de La Pérouse se sont installés sur l'île grâce à la découverte d'un site archéologique, baptisé «le camp des Français» et qui sera à nouveau fouillé cette année. Pour les «naturels», comme on disait à l'époque, le naufrage de La Pérouse fut en tout cas une bonne affaire. «Ils ont récupéré des objets métalliques, comme les "courbes de bau" qui font partie de l'architecture des bateaux en bois. Ils en ont notamment fait des haches et en ont tiré une certaine prospérité régionale, raconte l'amiral Bellec. Ce sont des sociétés qui ignorent la métallurgie dans une région volcanique et corallienne où il est même difficile de se procurer des pierres dures.»

Le squelette d'un noyé de l'expédition

Deux épaves ont également été retrouvées, l'une dans le lagon, l'autre sur un tombant, mais on ignore laquelle est la Boussole et laquelle est l'Astrolabe. En 2003, une équipe de plongeurs fait une découverte sensationnelle sur une des épaves, en remontant un squelette à la surface. Ramené à Nouméa, où la Marine lui rend les honneurs militaires, le squelette est ensuite confié à l'Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale, où les spécialistes reconstituent le visage du disparu. Sans parvenir, jusqu'à présent, à mettre un nom sur les traits de cet homme mort de noyade un an avant la Révolution française. Il pourrait s'agir de Gaspard Duché de Vancy, le dessinateur de l'expédition.

Deux siècles après l'expédition La Pérouse, les scientifiques ignorent encore beaucoup de choses sur les sociétés mélanésiennes, comme le reconnaît Alexandre François. «Vanikoro est une île au carrefour de grandes migrations historiques, dont certaines remontent à 40 000 ans. Les langues qui y sont parlées sont peut-être très différentes de celles des îles voisines et pourraient être proches de celles des Papous.» L'ethnolinguiste espère en apprendre plus au cours de son expédition. Un peu comme ses lointains prédécesseurs, les savants embarqués avec La Pérouse.

Lorsque le capitaine de vaisseau Jean-François de Galaup de La Pérouse quitta Brest le 1er août 1785, c'était déjà dans un but scientifique, visant à compléter les découvertes de Bougainville et de James Cook. En deux ans et demi, il explora le Pacifique, de l'île de Pâques à l'Alaska, du Kamtchatka à l'Australie. Les ambitions politiques et commerciales n'étaient pas absentes, comme le montrent les Instructions à monsieur de La Pérouse. Mais, en plein siècle des Lumières, la curiosité ethnographique était réelle. Parfois sous un jour cocasse. Ainsi, les savants de l'expédition devaient répondre à cette question : «La liqueur spermatique des hommes plus ou moins basanés, la pulpe cérébrale et le sang répondent-ils à la teinte de leur peau ?» Faute de parler les langues indigènes, on n'ose imaginer les expériences qu'ils durent alors mener pour répondre à de telles questions.