Un linguiste à Vanikoro

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Le souvenir du naufrage de 1788

Décembre 2005


Journal de Bord,
Journal des Membres de l'Association Lapérouse Albi – France
 

La magie d'une rencontre


par Alexandre FRANCOIS

 

C'est une drôle de mission que les organisateurs de l'expédition Lapérouse 2005 m'ont confiée : explorer l'île de Vanikoro en quête de preuves historiques du passage des marins Français. En Europe, nous avons les archives, ces documents écrits qui peuvent nous faire remonter les siècles. Mais comme une bonne partie de l'humanité, le peuple de Vanikoro n'a jamais éprouvé le besoin d'écrire. Dans ces conditions, comment explorer le passé ?

Intégré dans la population mélanésienne de l'île, et désireux de remonter le temps, je n'avais qu'une seule solution : me plonger dans la tradition orale. Car paradoxalement, dans ces civilisations où l'enquête historique semble freinée par l'absence d'écriture, elle se trouve au contraire favorisée, pour ainsi dire, par la prodigieuse mémoire que l'on se transmet de père en fils. Allez donc demander à des paysans français d'aujourd'hui s'ils se souviennent de ce qui s'est passé dans leur village il y a plus de deux siècles. On se souviendra des dernières guerres, peut-être d'un fait divers datant du Second Empire, mais avant ?

En Mélanésie, la littérature, la géographie, l'histoire, le savoir se transmettent oralement. C'est ainsi qu'au cours de mes enquêtes, et après avoir pris quelques jours pour m'initier au teanu – l'une des trois langues de Vanikoro – j'eus la divine surprise de découvrir que le souvenir de Lapérouse était bel et bien vivant dans la mémoire des habitants. Avec un peu de patience, et en posant les bonnes questions, il m'était possible de faire ressurgir des histoires que mes hôtes les plus âgés avaient entendues dans leur enfance.

Neuf ou dix générations après les événements, mes interlocuteurs pouvaient encore me relater la peur que leurs ancêtres avaient ressentie en apercevant ces deux pirogues géantes à l'horizon ; et l'empressement qu'ils eurent aussitôt à invoquer Filissao, le dieu des cyclônes, afin qu'il déclenchât la foudre au-dessus d'elles. Et de me raconter comment les deux navires sombrèrent dans les abîmes, non sans laisser s'échapper quelques survivants qui gagnèrent la côte à la nage. Combien étaient-ils ? On l'ignore aujourd'hui, et personne ne songerait à affirmer quoi que ce soit s'il n'en était certain lui-même – on ne plaisante pas avec la tradition orale. En tout cas, tout le monde s'accorde à dire que les marins rescapés finirent par s'établir quelques temps près du village de Païou pour y construire une embarcation de fortune, avant de reprendre la mer vers une destinée inconnue. Or, c'est en effet à Païou que les archéologues de l'IRD, en 1999, ont retrouvé les restes du Camp des Français. Voilà la tradition orale confirmée par l'archéologie.

Précisément, dans notre équipe, c'est l'équipe des fouilles terrestres qui attend le plus de mon travail. Au fil de mes enquêtes linguistiques et historiques, j'ai ainsi pu reconstituer la géographie indigène, noté 225 noms de lieux sur la carte de l'île, localisé quelques anciens villages que l'on ne savait plus où situer, exploré quelques nouvelles pistes suggérées par les récits que je recueillais.

Pourtant, il ne faut pas prendre la tradition orale pour ce qu'elle n'est pas : un ensemble d'archives historiques ‘brutes’, que l'on se transmettrait mécaniquement en répétant des détails d'un récit sans trop les comprendre, en espérant qu'un jour un linguiste ou un historien viendraient les recueillir. L'enquête proprement dite, par questions et réponses, n'était possible qu'aux tout premiers temps, lorsque les témoins étaient encore vivants : c'est là plutôt le type de récits – souvent appelés, à tort, “la tradition orale” – que recueillirent Dillon ou Dumont d'Urville, avec plus ou moins d'exactitude. Mais plusieurs générations plus tard, les histoires que les Mélanésiens se racontent au coin du feu ont changé de nature. Si elles ont traversé les siècles et sont parvenues jusqu'à nous, si l'on éprouve encore aujourd'hui le désir de raconter à ses petits-enfants “l'histoire des Français”, c'est qu'elle s'est parée des atours des mythes et du merveilleux, transformée en légende, dépouillée de détails secondaires et enrichie d'épisodes inédits.

Avant que de vouloir y chercher des renseignements factuels pour savoir où fouiller, mon premier plaisir est d'apprécier ces récits, en y voyant rien d'autre que ce qu'ils sont aux yeux de mes amis Mélanésiens. Cette légende que l'on me raconte le soir, autour du feu, c'est avant tout un moment de magie — celui où les imaginations enjambent les siècles, et se retrouvent à l'époque mystérieuse et lointaine de notre toute première rencontre.