'esprit
encyclopédique, qui animait les circumnavigations du siècle des
lumières, permit à de nombreux savants d'embarquer à bord de la Boussole et de l'Astrolabe.
Les découvertes que ces naturalistes botanistes, zoologues,
géographes ont pu accomplir aux quatre coins du Pacifique furent
transmises à la France pour la dernière fois au cours de l'escale au
Kamchatka. Tout ce que l'expédition Lapérouse a pu ensuite recueillir
d'échantillons, d'objets, de notes manuscrites, au cours des ultimes
étapes en Australie et en Nouvelle-Calédonie, a été perdu au cours du
naufrage de 1 788.
En fouillant les épaves en mer ou le camp des
Français, nos équipes de recherches gardent toujours l'espoir de
retrouver ces précieux souvenirs recueillis par les savants du passé,
traces de ces lointaines rencontres entre France et Océanie. Qui sait,
quelques flacons brisés, des objets égarés, des carnets enfouis ? Cette
semaine, la découverte de fragments de papier, même sans écriture,
ranime notre flamme.
Au cours de mes séjours dans les villages
mélanésiens en vue d'apprendre les trois langues de Vanikoro,
j'explique au chef Thomas ce que nous cherchons. A ma grande surprise,
il me prend alors par le bras, m'invite à m'asseoir sous un arbre, et
me conte une histoire que lui racontait sa grand-mère. «Il était
une fois des Blancs, rescapés d'un naufrage, qui, avant de repartir en
mer à bord d'une chaloupe de fortune, confièrent un coffre à une jeune
fille de l'île...» Le récit mentionne bien «Laperus», mais reste
muet sur ce qu'il serait advenu de ce coffre mystérieux, enterré
quelque part, on ne sait trop où.
En quête d'autres rencontres,
je décide de passer une semaine au village de Temuo, à l'autre bout de
l'île. C'est là, en effet, que vivent aujourd'hui les principaux
détenteurs de la tradition orale, véritables «bibliothèques vivantes»
qui continuent à transmettre l'histoire de leur peuple. Chaque
ruisseau, chaque vallon, chaque amas de rocs a son nom, et sa légende.
Parmi les cent récits que l'on se raconte en famille, à la nuit tombée,
figure celui de deux navires immenses, naviguant de conserve, qui un
jour vinrent s'échouer au large de Paiou. Passant d'une maison à
l'autre, je passe mes journées à faire resurgir les souvenirs dans les
mémoires, et à les transcrire dans les langues. Ce sont en fait
plusieurs récits, plusieurs traditions parallèles. Homérique, James Pae
me raconte comment les villageois, paniqués à la vue de ces deux «pirogues géantes»,
invoquèrent Filisao, le dieu des cyclones et des océans, pour qu'il
lance sur elles une tornade et les projette dans les abîmes. Le chef
suprême Ben Tua, 85 ans, relate les moindres détails de la rencontre
avec les rescapés : les échanges de verroteries et d'hameçons contre
l'accès aux champs de taros, la construction d'un navire de secours à
l'aide de fascinants outils en métal, et même une hypothétique fin
heureuse, qui eût vu les marins regagner leur pays et Lapérouse mourir
en France.
Que penser de tous ces récits ? Nous apportent-ils des
indications pour orienter nos fouilles ? Ici, l'approche cartésienne
serait probablement déçue, et tenter de démêler le vrai du faux se
révélerait une vaine entreprise. Pour pouvoir ainsi traverser les
générations, ces souvenirs ont dû revêtir les habits de la fable, se
charger de merveilleux, se transformer en mythes. J'ai sous les yeux la
même alchimie qui, de la guerre de Troie fit naître l'Iliade et
l'Odyssée.
Grisant vertige des civilisations, si différentes et si semblables. Pour moi, c'est là qu'il est, le trésor de Vanikoro.